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Alerte n°96 – Quand l’EBITDA est pris à la légère

Par 1 octobre 2020Alertes

Dan Amoss

Cher lecteur,

Dans notre commentaire du 18 septembre (Alerte n°92 – Carvana n’est pas le prochain Amazon), j’ai expliqué pourquoi Carvana Co. (NYSE : CVNA) n’était pas l’Amazon de la vente de voitures d’occasion.

Au sein de notre portefeuille, Carvana est la position qui a le plus évolué, et c’est dû à une utilisation trompeuse du terme EBITDA.

Le 22 septembre, l’action CVNA a bondi sur un communiqué de presse annonçant que la société s’attendait à « enregistrer une performance record, au 3e trimestre 2020, sur plusieurs indicateurs importants », notamment :

  • les unités vendues ;
  • le chiffre d’affaires total ;
  • le profit brut par unité ;
  • la marge d’EBITDA.

Ce qu’il en ressort, c’est que Carvana « estime atteindre un seuil de rentabilité EBITDA, approximativement, sur ce trimestre ».

Pourquoi Carvana publierait-elle cette information maintenant, juste une semaine avant la fin du trimestre, quand elle disposera de chiffres plus précis ?

Cela a probablement quelque chose à voir avec le fait que les actions CVNA évoluent sur un scénario de demande illimitée qu’il faut constamment consolider pour entretenir l’enthousiasme à l’égard du titre.

En outre, ce n’est probablement pas une coïncidence si Carvana a procédé à une levée de fonds dans la foulée de l’annonce de ce « seuil de rentabilité EBITDA ».

La société a émis :

  • 500 M$ d’obligations senior (prioritaires), à 5,625%, à échéance 2025 ;
  • 600 M$ d’obligations senior (prioritaires), à 5,875%, à échéance 2028.

Carvana va utiliser une partie de ces fonds pour racheter 600 M$ d’obligations senior à 8,875% arrivant à échéance en 2023. Elle utilisera le reste pour les besoins généraux de l’entreprise.

Donc, entre le cours élevé de l’action et les conditions de financement super accommodantes sur le marché des obligations d’entreprise, le taux d’emprunt de Carvana a légèrement chuté. Mais son coût de financement sur le marché obligataire reste élevé, avec un écart de 538 points de base par rapport aux bons du Trésor.

Cette levée de fonds nous rappelle que Carvana est une entreprise très gourmande en capitaux. La société doit non seulement dépenser de l’argent sur de nouveaux distributeurs automatiques de voitures, mais également consacrer énormément de cash au marketing et à la constitution de stocks de voitures d’occasion.

Le fait que le cours d’une action puisse grimper aussi haut en truquant aisément des indicateurs tels que le « seuil de rentabilité EBITDA » en dit long sur l’illettrisme financier qui règne actuellement sur les marchés.

L’EBITDA est une approximation du flux de trésorerie. Cela veut dire « bénéfices avant intérêts, taxes, dépréciations et amortissements ». Comme vous pouvez l’imaginer, cela ne mesure pas le volume de trésorerie qui va directement aux actionnaires car cela ne tient pas compte des dépenses réelles, et souvent considérables, symbolisées par la partie « ITDA » [NDLR : intérêts, taxes, dépréciations, amortissements].

La dépréciation a le plus d’importance car, même s’il s’agit de charges non financières (« non-cash expenses »), elle représente le fait que les actifs physiques d’une entreprise se déprécient (s’usent) chaque année et qu’ils doivent donc être remplacé tous les cinq ou dix ans (en fonction de l’actif).  Il est trompeur de réintégrer constamment des dépréciations en partant du principe qu’une entreprise vorace en actifs ne devra jamais remplacer ses actifs usés.

En général, il est moins trompeur de se servir de l’EBITDA comme indicateur de flux de trésorerie dans des entreprises ayant peu d’actifs, où les marges bénéficiaires sont élevées et les actifs physiques minimes.

Autrement dit, c’est très bien d’utiliser l’EBITDA dans des entreprises qui génèrent régulièrement plus de trésorerie qu’elles n’en consomment (Microsoft ou Visa, par exemple). Il est trompeur de se servir de l’EBITDA comme indicateur dans une entreprise qui consomme régulièrement plus de trésorerie qu’elle n’en génère (la plupart des exploitants de pétrole de schiste, par exemple).

Je crois que cette dernière catégorie correspond bien à Carvana, aujourd’hui… Et même à une future version de Carvana qui aurait acquis de la maturité.

Depuis son introduction en Bourse, en avril 2017, les flux de trésorerie disponible cumulés de Carvana sont de -2,1 Mds$ (donc négatifs), un chiffre embelli par une diminution temporaire de 217 M$ du stock, correspondant au trimestre clos en juin 2020, période où le coronavirus battait son plein.

De plus, rien n’indique que le déficit de trésorerie disponible de Carvana va s’améliorer à mesure que la taille de l’entreprise augmentera.

Carvana profite pleinement des conditions de financement accommodantes présentes dans tout l’écosystème des voitures d’occasion. Elle participe au flux de profits provenant des prêts accordés à ses clients sur les véhicules d’occasion.

Et pour combler le trou créé par la trésorerie qu’elle brûle en exploitant ses activités, Carvana émet constamment de nouvelles obligations et de nouvelles actions.

Ces trois dernières années, le flux de trésorerie de Carvana provenant des financements a représenté un total de 2,4 Mds$, la majeure partie provenant de ventes d’actions.

Il est important de comprendre que Carvana est en partie un détaillant et en partie un émetteur de prêts. Cela signifie que son modèle économique est semblable à celui d’une banque : il repose énormément sur le bilan.

Les PDG des banques ne brandissent pas des indicateurs tels qu’un « seuil de rentabilité EBITDA » car ils savent que l’EBITDA n’est pas pertinent, pour les activités bancaires.

Regardez ce qu’il ressort des déclarations de Carvana à la SEC :

  • Carvana émet une grande partie des prêts finançant les achats de voitures d’occasion de ses clients.
  • Carvana a un accord lui permettant de vendre à Ally Bank les crédits autos qu’elle émet.
  • Elle reconnait qu’elle réalise des gains substantiels sur la vente des crédits qui sont titrisés (39 M$ au deuxième trimestre).
  • Carvana conserve des intérêts sur les titrisations où finissent les crédits qu’elle accorde pour l’achat de voitures d’occasion.

Selon sa définition de l’EBITDA, Carvana a déclaré une perte EBITDA de 69 M$ au 2e trimestre.

Pour que Carvana « booste » l’EBITDA de 69 M$ et atteigne le « seuil de rentabilité »sur son trimestre clos en septembre, il suffirait peut-être qu’elle réalise des gains sur la titrisation des prêts qui figuraient à son bilan à la fin du trimestre précédent.

Selon sa dernière déclaration 10-Q : « Finalement, la pandémie a eu un impact légèrement négatif sur les gains réalisés sur la vente des crédits en raison d’une hausse des exigences de rendement des investisseurs au cours de cette période d’incertitude, une transaction de titrisation n’a donc pas été finalisée au cours de ce trimestre clos le 30 juin 2020. »

Plusieurs éminents investisseurs institutionnels détiennent de grands volumes d’actions CVNA. Ils doivent savoir à quel point il est facile d’user et abuser de l’EBITDA pour indiquer que l’époque où Carvana « brûlait » de la trésorerie est révolue.

Ou peut-être ces grands actionnaires croient-ils simplement que le marché de la voiture d’occasion deviendra bien moins concurrentiel, un jour, ce qui permettrait à Carvana d’afficher systématiquement des flux de trésorerie disponible positifs.

Personnellement, nous doutons que les acheteurs de voitures cessent un jour de comparer les prix et permettent à Carvana de réaliser d’importantes marges brutes sur les voitures d’occasion qu’elle revend. L’omniprésence d’applications pour smartphone donnant instantanément des informations sur les prix des voitures réduira probablement les marges brutes sur les voitures d’occasion, au fil du temps.

C’est sur le financement des voitures d’occasion que l’on a toujours gagné de l’argent, et non sur leur revente.

Alors il n’est pas surprenant que l’action CVNA se soit effondrée de 115 $ à 23 $ en un seul mois, lorsque les marchés du crédit se sont figés pendant la panique des mois de février et mars derniers.

Carvana est essentiellement un établissement qui accorde des prêts à risque et réalise de petites marges sur ses ventes de voitures d’occasion.

Si le mécanisme d’émission de crédit se fige à nouveau, à l’avenir, on doit s’attendre à une chute libre de l’action CVNA.

Gaël, notre analyste, vous indiquera comment gérer vos positions sur CVNA.

Bien à vous,

Dan Amoss, CFA
Analyste

 

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